Depuis quelques années, nous le sentons, comme une mélodie qui multiplie lentement les fausses notes, ou comme un navire qui ne perçoit pas encore qu’il dérive ; le monde – celui que pourtant nous habitons depuis la naissance et que nous pensions appréhender grâce au pouvoir des habitudes -, ce monde-là est en train de basculer, lentement, irrésistiblement.
Pour qui a déjà vu un iceberg se retourner, cela commence sans bruit, dans un mouvement de balancier quasi hypnotique, et s’accélère brusquement jusqu’au fracas brutal, avant de se rendormir sur une étendue transformée à jamais.
Demain est déjà là, mais nous dormons encore. Dans cette situation, il serait tentant de reprendre à notre compte la célèbre phrase de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres. »
Oui, des bêtes voraces apparaissent, s’hybrident et se superposent, mais elles sont avant tout monstrueuses parce que nous peinons à en dessiner les contours, à leur donner un corps et à les nommer. Et c’est précisément dans ce clair-obscur que la littérature vient à notre secours. Si elle rechigne volontairement à prétendre dire le vrai, elle ne se prive pas d’analyser, de décortiquer, de rassembler, de recoller, et finalement de nommer les maux de notre époque.
Ce premier dossier thématique vise à mettre en avant des essais et des fictions parus ces dernières années et qui tendent à épouser la complexité d’une époque en transition. Et si les uns peuvent se lire indépendamment des autres, ils forment un continuum qui, mis bout à bout, rend perceptible le Zeitgeist de ce milieu de XXIᵉ siècle.

« Qu’est qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce non ? « Albert Camus, L’homme révolté.
Après Technopolitique, Asma Mhalla revient avec Cyberpunk, un essai diablement malin. Là où elle aurait pu se contenter de prolonger la forme et le fond de son précédent ouvrage, l’autrice file la métaphore du cyberpunk pour raconter le monde actuel. Et très vite, on se pose la question : est-ce seulement une métaphore ou l’exacte description d’une réalité déjà en cours ?
Pour ceux qui, tels que moi, ont dévoré adolescents Neuromancien, Tous à Zanzibar, ou encore prolongé jusqu’à tard dans la nuit des soirées entre amis sur le jeu de rôle Shadowrun, les similitudes avec la société actuelle sont frappantes : là où le pouvoir antique contrôlait les ressources, le pouvoir médiéval les corps, le pouvoir industriel le travail, et celui totalitaire la réalité, Asma Mhalla démontre que nous sommes à l’aune d’un pouvoir nouveau : celui des comportements. La démocratie n’est pas en crise, elle prend le chemin d’une nouvelle forme d’administration. D’ailleurs, les oligarchies, les systèmes totalisants à la chinoise jusqu’aux dictatures les plus paranoïaques opèrent le même glissement. C’est la façon même d’orchestrer la marche du monde qui se transforme.
Le livre s’ouvre sur la date du 13 juillet 2024 : le 45ᵉ, et peut-être futur 47ᵉ, président des États-Unis d’Amérique à l’époque, Donald J. Trump, vient de survivre de justesse à une tentative d’assassinat ; Elon Musk entre dans l’arène et se proclame soutien du candidat républicain. Le storytelling burlesque épouse alors le transhumanisme eugéniste de l’homme le plus riche du monde et donne à voir une idée de ce à quoi pourrait ressembler ce qu’Asma Mhalla nomme le « (techno)fascisme ».
Ce « léviathan à deux têtes », tel qu’elle le définit, est bien différent de celui de Hobbes, qui représentait l’État souverain, détenteur d’un pouvoir politique absolu, lui-même garant d’une paix civile sous la forme d’un contrat social. Dans sa version bicéphale, ce Léviathan n’administre rien, ne signe aucun contrat : il se contente de jouer avec le chaos, dévorant au passage notre liberté à être informé et, plus grave encore, notre liberté cognitive.
L’essayiste identifie trois périodes ayant accéléré la bascule : 2008 avec la crise des subprimes, 2014 avec la guerre et le début du conflit en Ukraine, et enfin le Covid-19. Tandis que l’une jette des centaines de milliers de gens dans la misère, l’autre inflige un grand coup de cutter au droit international, le troisième précipite les mécaniques autoritaires en Europe et aux USA, créant ainsi une cohorte de gens plus réceptifs aux thèses les plus conspirationnistes et loufoques qui soient. Et l’autrice ne manque jamais de rappeler que, si nous ne sommes pas tous égaux face à cette réceptivité, nous sommes tous intoxiqués. Il n’y a ici ni coupables idéaux, ni méchants parfaits ou sauveurs providentiels, mais bien l’enchaînement de situations qui mutent et s’hybrident à toute vitesse.
Si cette « valse à trois temps » est séduisante, j’aurais aimé y retrouver la recherche de causes plus profondes : 1989-2001 et le triomphe du libéralisme, signant la théorie de la fin de l’Histoire et son corollaire, le vide symbolique ; 2001 et le début de la guerre contre le terrorisme, générant le retour d’une tension mondiale et individuelle diffuse, stoppant net l’appui par l’État de l’émancipation des individus au profit d’une volonté de protéger ce même individu contre lui-même et ses voisins ; l’explosion des réseaux sociaux dès 2010, entraînant dans les foulées les printemps arabes et d’autres soulèvements, qui tétanisent les acteurs politiques mondiaux et les invitent à « apprivoiser » les flux, sous diverses formes de manipulations algorithmiques.
Si la dissolution du droit international débute bien avec l’annexion de la Crimée en 2014, les crimes de guerre sans justice effective du conflit syrien, les crises humanitaires oubliées aux quatre coins du monde (Tigré, Yémen, Soudan), une CPI toujours plus à deux vitesses, et enfin la paralysie totale des institutions internationales face à l’effacement de Gaza rendent caduque un demi-siècle de construction du droit international.
Mais revenons au cœur du livre. En nous faisant visiter, dans son chapitre bien nommé « La monarchie des cinglés », l’effrayante et faustienne trinité du pouvoir américain actuel, composée des nationaux-conservateurs, des isolationnistes et des libertariens, l’autrice nous laisse entrevoir les enjeux et les luttes de pouvoir sanglantes que les uns entretiennent envers les autres. Au sein de la plus grande administration du monde, c’est une lutte à mort qui s’ouvre, dont le président n’en est que le chef d’orchestre, à la fois désemparé et suffisant. La guerre fratricide déjà en cours aboutira-t-elle à la destruction d’un camp ou de l’autre, ou allons-nous vers une hybridation finale – celle qui nous pousserait droit dans un roman de Philip K. Dick ?
Dans le chapitre « American Dream », Mme Mhalla pose cette question : « Les États-Unis sont-ils encore l’Occident ? ». Peut-on réellement dire qu’il y a continuité idéologique entre la triangulation au pouvoir des rednecks, des tech bros et des néo-réacs USA, et la population canadienne, européenne, australienne ? La réponse est entendue : l’Occident semble bien être en état de mort cérébrale. Le corps bouge encore, mais la tête n’existe plus.
À la fin du livre se trouvent de nombreux conseils de lecture. Le premier, et le plus évident, est 1984 d’Orwell. Et lors de son évocation à plusieurs reprises dans l’ouvrage, je n’ai pu m’empêcher de repenser au moment où Winston Smith découvre le livre secret, le lit et comprend que, de tout temps, dans toutes les civilisations, il y a toujours eu trois classes : esclaves, métèques, citoyens ; plèbe, bourgeoisie, aristocratie. Et qu’il advient toujours un temps où la classe moyenne s’allie à la classe pauvre pour renverser la classe dominante. Ce faisant, une partie de la classe moyenne se détache et devient la nouvelle « upper class ». La seule strate qui ne bouge jamais et se retrouve renvoyée à sa condition initiale est la plus paupérisée. On ne peut s’empêcher de penser, à l’aune de cette démonstration, que les rednecks ayant massivement voté pour le candidat républicain seront les grands perdants de l’ère qui vient.
Mais la lumineuse analyse de cette partie du livre se trouve surtout dans le virage opéré par les Big States (USA/Chine), résumé par cette phrase : « Le nouvel ordre mondial n’est pas celui du software ni du soft power, mais celui des hyper-industries technologiques ». La relocalisation des chaînes critiques, le protectionnisme assumé, entraînent un nouvel âge d’or pour les États capables de capter les ressources par la plus féroce des prédations. À ce petit jeu, l’Europe paraît d’ores et déjà comme la grande perdante.
Le chapitre « No Limit » aborde, lui, les frontières et la fin de l’ordre westphalien. Il décrit les États-Unis comme une nouvelle entité ouvertement expansionniste (de par son appétit pour le Groenland ou le Canada). Je l’ai trouvé très instructif, notamment le passage sur la relation spéciale qu’entretient l’Américain avec la frontière, conçue comme un front mobile, un espace sans cesse renouvelé de conquête, d’émancipation et de purification. Ensuite vient l’heure des pistes, celle d’une autre voix possible pour notre continent, lui aussi si dangereusement en colère.
Mais d’où nous vient cette colère ? Cette rage qui, au travers des expressions politiques, médiatiques, numériques, permet à ceux qui veulent remodeler notre monde de s’emparer du pouvoir ? La réponse se trouve magnifiquement résumée dans l’un des plus beaux passages du livre :
« Elle provient des promesses non tenues du progrès, de cette affreuse sensation de n’être jamais maître de soi, de n’être plus dépositaire que de vagues existences en flottaison et sans intérêt, des vies qui ne comptent pas à force de s’entendre répéter qu’elles comptent. Cette dissonance nous a tués mille fois, de mille façons différentes. Elle continue de nous tuer à petit feu et, dans le même mouvement, nous sommes conditionnés à accepter de vivre malades sans la force de nous guérir […] Débarbouillé des coquetteries idéologiques ou même technologiques dont il s’affuble, le fascisme n’est finalement rien d’autre que cela : un cri contre l’absurde ? Un cri aberrant, violent mais momentané contre cette spirale sans fin qui aspire les vies minuscules. »
À partir de la page 80, on voit surgir le concept du « show du fascisme simulacre ». Cette mise en avant permanente du spectacle médiatique, au détriment de toute forme de réel, n’a pas pour conséquence de nous aveugler, mais bien de créer une nouvelle réalité. L’ère de la post-vérité et des faits alternatifs est révolue : l’autrice parle du pouvoir absolument terrifiant du langage performatif qui, allié à la technologie, modifie durablement le réel jusqu’à s’y substituer dans bien des aspects.
Toute cette partie du livre est glaçante, la démonstration particulièrement bien construite, nous amenant petit à petit sur le terrain des emprises cognitives, de la dissolution même de nos pensées dans la soupe algorithmique. Pour, au final – dans l’avant-dernière partie du livre – finir sur le possible futur proche d’une longue liste d’États faibles, dominés par des forces technologiques qui les dépassent et les administrent pour le compte d’idéologies mutagènes et fluctuantes, laissant dans leur sillage une nouvelle forme de désespoir cognitif absolu. L’Homme est nu, dépouillé jusqu’à l’os. À la fin des fins, les sévices se marquent autant sur les corps que sur les esprits. La boucle est bouclée : l’univers entier est devenu un mélange de Blade Runner, Minority Report et Deus Ex.
Restent deux petits chapitres, comme une respiration, une très maigre bouffée d’espoir : « Liberté chérie », et « Treize petits exercices pour un esprit libre », sorte de timide manuel de survie dans le monde qui vient. On ne peut être que pris de vertige entre la chaîne de montagnes qui se dresse devant nous tous et l’étroite vallée dans laquelle on nous propose de maintenir un peu de nous-mêmes. Un essai passionnant, instructif, plein de néologismes qui sont autant de clés de pensée, à lire donc – avec, pour moi, une toute petite réserve : il manque l’autre côté du cyberpunk contemporain dans cet ouvrage, la Chine, qui, tout en ne répondant pas aux mêmes codes, crée elle aussi son modèle de surveillance prédictive. Et j’aimerais terriblement qu’Asma Mhalla s’empare de ce sujet pour son prochain livre.
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